Je ne suis pas « racisé »

Je vais vous raconter quelque chose.
Ce n’est pas une théorie.
Ce n’est pas un concept.
C’est ma vie.
Je suis arrivé ici avec une histoire, avec une origine haïtienne que je porte comme on porte une cicatrice : avec fierté, avec douleur, avec lumière.
Mon nom, mes parents, mes souvenirs, tout ça fait partie de moi.
Et quand je suis arrivé au Québec, je me suis dit :
Ici, je vais bâtir quelque chose.
Ici, je vais être moi-même.
Ici, je vais respirer.
Je n’avais pas prévu qu’un jour, on me rangerait dans une catégorie que je n’ai jamais choisie.
Le jour où j’ai entendu le terme « personne racisée » pour la première fois
Je l’ai reçu comme une gifle silencieuse.
Un mot poli, un mot militant, un mot “bien-pensant”, mais un mot qui m’a réduit.
On prétendait m’expliquer qui j’étais.
On décidait pour moi.
On me plaçait dans une case créée dans un bureau, dans un article, dans une chronique.
Je ne me suis jamais senti aussi étranger que le jour où on a voulu me « défendre » avec un mot qui ne traduit rien de moi, sauf ma couleur.
Mais moi, je le sais, d’où je viens et où je suis
Je viens d’Haïti, oui.
De la chaleur, du bruit, des rires forts, des prières qui montent au ciel comme des oiseaux blessés.
Je viens d’un peuple courageux, qui tombe et qui se relève.
Mais je suis aussi d’ici.
Dans le froid, dans la langue québécoise, dans les rues où on apprend à marcher autrement.
Je travaille ici.
Je paie mes taxes ici.
Je ris ici.
Je souffre ici.
Je rêve ici.
Je parle avec l’accent d’ici et la mémoire de là-bas.
Je n’ai pas deux identités :
j’en ai une seule, complète, vivante.
Alors pourquoi faudrait-il qu’un mot me coupe en deux ?
Alors pourquoi faudrait-il que je me laisse réduire à un mot qui ne raconte rien de cette complexité ?
Au Québec, nous avons tous une origine
L’Italien.
L’Irlandais.
Le Français.
Le Grec.
Le Libanais.
Le Vietnamien.
Et moi, l’Haïtien.
Nous venons tous de quelque part.
Tous.
Sauf les Premières Nations, qui sont les seuls à pouvoir dire :
Ici, c’est chez nous depuis toujours.
Alors pourquoi, dans une province où chacun a une origine,
faudrait-il que la mienne devienne un concept politique pendant que les autres restent invisibles, “normales”, évidentes ?
Pourquoi moi, je deviens “racisé”,
mais pas l’autre ?
C’est injuste.
C’est incohérent.
Et surtout, c’est inhumain.
Ce mot ne me protège pas — il me réduit
Je ne suis pas “racisé”.
Je suis un fils, un frère, un travailleur, un ami.
Je suis un homme qui essaie, qui doute, qui avance.
Je suis quelqu’un qui a aussi mal parfois, qui a aussi peur, qui a aussi besoin d’amour.
Je suis un Québécois qui vient d’ailleurs, comme presque tout le monde ici.
Et je refuse qu’on me colle une étiquette qui coupe ma vie en deux.
Le Québec mérite mieux que des mots qui séparent
Quand j’entends certains chroniqueurs marteler ce terme, comme s’ils détenaient la vérité sur ce qui est “de la majorité” et ce qui est “racisé”,
ça me fait mal.
Pas parce qu’ils parlent de moi,
mais parce qu’ils parlent à ma place.
Parce qu’ils mettent entre nous des murs que nous, dans la vie de tous les jours, on essaie de ne pas voir.
Parce que leurs mots, à eux, pèsent plus lourd que nos gestes à nous.
Voilà pourquoi je parle
Je parle aujourd’hui parce que je suis fatigué d’être classé.
Fatigué qu’on pense me décrire alors qu’on m’efface.
Fatigué qu’on réduise un être humain à la couleur de sa peau alors qu’on a tous un cœur, un passé, une origine, un rêve.
Je veux qu’on entende ça :
Je ne suis pas “racisé”.
Je suis vivant.
Je suis humain.
Je suis d’ici autant que de là-bas.
Et je refuse qu’un mot vienne m’enlever ce que j’ai mis des années à construire.
Philippe CHANCY.



