Coupé Cloué : une forte marque musicale

Il aurait eu cent ans ce 10 mai 2025
Le 29 janvier 1998, Jean Gesner Henry, le roi Coupé Cloué, quittait ce monde. 26 ans depuis qu’il est passé de l’autre côté Et le trône roi reste et demeure inoccupé.
Comment expliquer cela ? Tentons une approche marketing. Pour qu’une entreprise, un produit, parvienne à se créer une clientèle, la fidéliser et la développer, dans un espace concurrentiel, ce qui est l’essence du marketing, il existe divers moyens.
Certains diront qu’il lui faut une stratégie. Pour faire plus simple, disons avec Michael Porter, le célèbre professeur de la Harvard Business School, qu’ «il lui faut dégager un avantage concurrentiel soit par la domination, par les coûts, par les prix ou par la différenciation ».
Se démarquer
La différenciation est une approche fondamentale qui permet à une entreprise de sortir de la jungle de la concurrence pure et parfaite lorsque les biens et services proposés sur un marché par des entreprises différentes sont égaux en termes de satisfaction pour le consommateur.
La différenciation est capitale pour la conquête et la fidélisation d’un public. Elle procure à l’entreprise, au produit une identité distincte qu’on appellera une identité de marque. Le branding ou la stratégie de marque est l’opération justement par laquelle une entreprise cherche à se définir, à se positionner et à se différencier.
Dans le livre à succès « Differentiate or Die » (Différenciez-vous ou mourez », Jack Trout et Steve Rivkin présentent aux entreprises de nombreuses options de différenciation. Un groupe musical en tant qu’entreprise n’échappe pas à la nécessité de se différencier. Cela a été le cas de Coupé Cloué Justement.
à Sur le blog Hedayat Music, dans un article en date du 16 septembre 2019, intitulé : « Comment gérer la concurrence en musique? », Solène Luzeau écrit : « Se démarquer de ses concurrents peut tout d’abord se faire par la musique en elle-même. En effet, innover musicalement sera la meilleure manière de se démarquer car c’est le coeur de votre projet artistique. Une chanson originale avec une structure inhabituelle par exemple, ou encore avec des sonorités nouvelles ou atypiques vous permettront d’apporter une touche personnelle et de sortir du lot. Sinon, vous pouvez aussi jouer sur votre identité visuelle et votre personnalité. Les aspects particuliers de votre personnalité font votre force et vous rendent unique, jouez-en ! ».
Le « Mamba »
Dans la musique haïtienne, le compas en particulier, chaque groupe, il fut un temps, cherchait un style pour s’identifier. Le compas Roussi de Tropicana, le compas Mélasse de Septentrional, le compas Funky du magnum band… Mais, le cas qui nous intéresse, dans ce présent article, est celui de l’Ensemble Select du Roi Coupé Cloué grâce à son compas Mamba.
Sa musique, sa sonorité, sa composition, son style et les sujets osés du roi Coupé Cloué étaient l’expression même de la différence, eut égard à ce que proposait la concurrence, n’en déplaise au Magnum Band dont le slogan est : La seule différence.
Neveu de Jean Gesner Henry (Coupé Cloué), Rolls Lainé, qui a fait ses débuts dans le groupe, définit le son du compas Manba par le Bongo de Jean René Pétion, le kata de l’Hayat d’Ernst Louis associé à la basse de Daniel Dalcé créant la cadence, et le tambour de Serge Bernard (Sergot).
A cela, s’ajoute la sauce à la saveur Soukous de Bellerive Dorcelian à la première guitare et de Rigal Jean Baptiste à la deuxième guitare. Le compas Mamba se joue sans le Kale Senbal qui constitue une identité propre au compas direct et est dépouillé des cuivres. Il s’agissait d’un positionnement unique et singulier de l’ensemble select du roi Coupé Cloué.
La musique compas a subi beaucoup de changements et d’influences au cours de son histoire. Elle se trouve encore sous le poids de mutations et est aujourd’hui plus exposée aux influences. Une impulsion qui vient de l’élimination de certaines barrières dont les canaux de diffusion et de distribution de la musique, contrôlés dans le temps par les médias traditionnels et un petit groupe de producteurs constituant ainsi un oligopole.
Malgré vents et marées, Coupé Cloué a su garder son authenticité et son unicité. Le groupe a toujours tenu sa promesse de compas Manba à laquelle il a habitué son public.
L’ensemble Select du roi Coupé Cloué a résisté à l’une des plus fortes influences subies par tous les groupes compas (Mini-djazz) au milieu des années 70. Les Mini-djazz des années 60 qui ont priorisé les instruments à corde comme la guitare ont dû introduire la section de cuivres dans leur composition sous l’influence des succès des tubes comme « Mi Deba » des Grammacks, « Rosita » de Exile One et « Cuisse la » de Les Aiglons.
Ces groupes des Antilles françaises (La Dominique, Guadeloupe, Martinique) avaient envahi le marché musical haïtien en 1974 avec leurs cuivres, mettant ainsi fin au mouvement Mini-djazz.
Du football, l’armée à la musique
Né à Léogane le 10 mai 1925, Jean Gesner Henry a eu son nom d’artiste Coupé Cloué dans le football. Dés l’âge de 9 ans, il a laissé sa ville natale pour s’installer au Portail Saint Joseph, quartier du Bel Air où il est allé à l’école.
Comme footballeur professionnel, il a intégré les clubs Stade haïtien, Hatuey Bacardi avant de fonder Les Aigles Noirs avec ses amis Michel Blain, Edner Bataille et Marc
Elie pendant ses vingtaines. Jean Gesner Henry s’était enrôlé dans l’armée, par amour pour le métier des armes, mais malheureusement, sa carrière de militaire n’avait duré que quelques mois. En 1951, il fait ses premiers pas dans la musique en apprenant à jouer à la guitare.
Mais, c’est en 1956, qu’il a décidé d’abandonner le football et l’armée pour se consacrer à la musique. Il a créé le Trio Crystal avec Georges Célestin, René Delva et André Cérant le père de Lucien Cérant du System Band. Quelques années plus tard, le groupe était devenu Trio Select avec d’autres musiciens comme Prosper Saint Louis, Jean René Pétion et Colbert Désir, certains transfuges de l’Etoile du Soir.
Dans sa dernière entrevue accordée au journaliste, Fritz Gerald Calixte en 1994, Jean Gesner Henry raconte avoir fait sa première apparition en lever de rideau au Théâtre de verdure où le Jazz des Jeunes se donnait en spectacle en 1957.
C’est à radio Caraïbe que le public a fait connaissance avec le groupe, car c’était la tendance de cette époque où la radio était l’unique canal de diffusion de la musique.
« Plein Caille », le premier album du groupe, sorti sous le label de Marc Record de Marc Duverger, a été vendu contre une guitare électrique en 1960.
Au début des années 70, le groupe est rebaptisé : Ensemble select de Coupé Cloué, et effectue sa première tournée new yorkaise en 1973. C’est après cette tournée réussie à l’étranger que le chanteur et compositeur Assade Francoeur a quitté Super 9 pour rejoindre le groupe. Il a largement contribué aux succès futurs.
Le décollage de Coupé
Le groupe allait connaitre son envol « après la sortie des albums « Map di » en 1975, « Marie Claire » 1976 et « The Preacher » en 1978 et le succès des chansons comme Miyan Miyan, Marie Jocelyne composées et interprétées par Assad Francoeur et Yeye (Ça dépend) par Jean Gesner Henry. Sorti sous le label de Mini Records, ce disque a connu un succès incontestable dans les Antilles françaises et en France grâce à une campagne de promotion mise sur pied par le producteur Fred Paul de Mini Records sur ces marchés.
La réussite des tournées antillaise et française a conduit l’ensemble select de Coupé Cloué sur le continent africain, notamment en Côte d’Ivoire en 1979 où Jean Gesner Henry a été couronné Roi.
Si Tabou Combo est le groupe musical haïtien le plus international, Coupé Cloué est le musicien haïtien le plus populaire sur tout le continent africain, 26 ans après sa mort le 29 janvier 1998.
Rares sont les africains rencontrés et qui n’ont jamais entendu parler de Coupé Cloué. Sa ressemblance au saxophoniste camerounais, le grand Manu Dibango (12 décembre 1933-24 mars 2020), le fait passer assez souvent pour un africain. Jean Gesner Henry reconnait sa ressemblance à ce grand de la musique africaine et caressait le rêve de rencontrer son sosie Manu et travailler avec lui sur une chanson.
C’était aussi le souhait du saxophoniste camerounais a expliqué le roi Coupé Cloué, malheureusement les deux artistes ne s’étaient jamais rencontres avant de quitter cette terre.
Adulé par l’Afrique
Pour la réouverture du stade Sylvio Cator en octobre 1997, un comité sportif a été mis sur pied en vue de l’organisation d’un tournoi de football qui réunissait Haïti, le Cameroun, la Martinique et Cuba. La compétition a été remportée par notre sélection nationale (3-0) contre la Martinique en finale. L’un des meilleurs attaquants de l’histoire du football africain Albert Roger Milla a accompagné la sélection camerounaise en Haïti.
L’un des membres du comité sportif, l’ancien député de Pétion Ville, Jerry Tardieu précise que la plus grande exigence de l’international camerounais pour accompagner son équipe en Haïti était de rencontrer le roi Coupé.
Promesse qui a été tenue à l’Hôtel El Rancho en octobre 1997 avec l’aide de Rolls Lainé (Roro), batteur de Djakout #1 et neveu de Jean Gesner Henry. Toute la sélection camerounaise d’alors dont l’actuel entraineur des lions indomptables, Rigobert Song, s’était mise en rang et à genoux aux pieds du roi Coupé, raconte l’ancien parlementaire.
Un marché négligé
Depuis sa première tournée en Côte d’ivoire en1979, l’ensemble select du roi Coupé Cloué a pénétré un marché très important avec une population autour de 1,6 milliards de personnes aujourd’hui répartie entre 55 pays selon l’union Africaine mais 54 selon l’Organisation des Nations Unies.
Ce chiffre représente environ 20% de la population mondiale. Sur le plan quantitatif, la musique haïtienne ne saurait espérer mieux comme marché. Mais rien n’a été fait pour entretenir une présence continue et soutenue de la musique haïtienne sur ce continent. Haïti donne l’impression de méconnaitre la diplomatie culturelle et la diplomatie commerciale.
Observant la vitesse avec laquelle l’Afro-beat est en train de conquérir le monde, il faut dire qu’on pourrait aussi compter sur la qualité du marché africain pour internationaliser notre musique.
Un autre marché percé, mais négligé
Coupé Cloué a aussi représenté Haïti en deux occasions au Green Moon Festival organisé tous les ans sur l’ile de San Andres en Colombie, dont à l’édition inaugurale en 1987.
Il s’agit d’un festival mettant en valeur la musique, la danse, l’histoire et la gastronomie des pays de la Caraïbe et des communautés latines. L’ensemble select a raconté son expérience en Colombie dans une chanson en espagnol et vidéoclipée :« Estamos en Colombia ».
Jusqu’en 2012, le groupe Kassav participait à ce grand évènement culturel faisant ainsi la promotion du zouk. Le compas a comme perdu sa place dans ce festival auquel prend encore part les grands noms du Soca, du Calypso et du Reggae.
Quelques groupes compas enchainent, à titre individuel, des scènes et des festivals internationaux. Tabou Combo, le plus en vue de cette catégorie, et dont la stratégie marketing mérite aussi un article (nous y pensons), a représenté Haïti, le 9 janvier 2024 à la première édition du Vodun Days, organisé dans la ville de Ouidah au Benin.
Haïti et l’héritage Coupé Cloué
Seul un pays comme Haïti, peut se permettre de ne rien faire de l’héritage culturel et musical légué par Coupé Cloué avec un marché conquis et qu’il fallait juste fidéliser en honorant la promesse de l’offre de produit de qualité. La stratégie de différenciation de l’ensemble select du roi Coupé Cloué a été si bien définie et si bien travaillée que 26 ans après sa mort, personne n’a réussi même à l’imiter. Il semble que seul Jean Gesner Henry en avait le secret. Son œuvre est pure génie. Produit aussi d’un génie.
La tentative de Carlo François, de son nom d’artiste, Carlito Coupé, n’a pas duré longtemps. Après la sortie de deux albums dont le premier avec la participation de 7 des musiciens de l’ensemble select du roi Coupé Cloué, l’aventure s’était interrompue malgré le succès de l’album et de la musique du même nom : Boujon Bourjolly.
Plusieurs autres groupes de musiciens dont des transfuges de l’ensemble select ont beau essayé de maintenir en vie le compas Mamba, mais sans succès. C’est le cas de Sweet Select, Sweet Coupé, Coupé Plus, Logic Mamba et Logic Select, des projets qui, soit, n’ont pas duré ou n’ont pas eu assez de succès pour produire des albums et ainsisortir de l’anonymat. Même les efforts de son fils, Jean Gesner Henry Junior (CoupéCloué Jr), pour assurer la relève n’ont pas eu le succès qu’on pouvait espérer. Aventure prématurément interrompue aussi, à cause de l’assassinat de Coupé Cloué Jr dans la nuit du mardi 26 mai 2015 à Delmas 9.
Guitariste, compositeur, chanteur et vocaliste, Coupé Cloué avait tous les talents pour réussir dans n’importe quel métier de l’art. Ses costumes de scène, ses pas de danse et ses prêches, comme dans un film radiophonique, restent et demeurent inimitables.
Lui seul a le secret de trouver les mots qu’il faut pour raconter ses histoires adressées à un public adulte qui n’a pas à consentir le moindre effort pour comprendre son langage unique.
C’était un artiste complet. Lors de ses prestations, comme au Top Jeunesse (show télévisé de la Télévision Nationale d’Haïti) en 1985, qui recevait tous les vendredis soir un groupe compas en concert à la salle de spectacle de l’Institut pédagogique national (IPN), aujourd’hui ministère de l’Éducation Nationale, il apportait son peigne et se coiffait alors qu’il était chauve. Jean Gesner Henry aurait eu 100 ans le 10 mai 1925, s’il était encore vivant. Peut-on se permettre de laisser passer sous silence les 100 ans du roi Coupé?
Sa famille
Jean Gesner Henry (Coupé Cloué) était marié et père de 7 enfants. Il menait une vie modeste à Delmas 7. En 1994, 3 ans avant sa mort le 29 janvier 1998, le poids du diabète affectait déjà l’apparence physique du roi. Il commençait déjà à passer plus de temps dans son lit. Jean Gesner Henry a été vu sur scène pour la dernière fois au Prince night-club en face de Martissant 25 en décembre 1997.
Assis, à peine s’il pouvait tenir son micro, Coupé Cloué ne se souvenait même pas des paroles des chansons constituant son riche répertoire dune trentaine d’albums. Les occasions, Haïti ne finira pas d’en rater. Que ce soit sur le plan politique, social et culturel.
Le centenaire et le deuxième centenaire de notre indépendance ont été des occasions pour nous repositionner à la face du monde comme premier peuple noir libre et indépendant. Les efforts du président Dumarsais Estimé en 1946 pour placer Haïti sur la carte mondiale comme destination touristique ont été gâchés par les soubresauts politiques de la décennie 60.
Haïti a une histoire unique, une gastronomie différente et une musique qui était déjà riche en rythmes avant la création du Compas Direct. Notre pays est vraiment authentique et unique par rapport aux autres pays de la caraïbe. Tous les éléments de différenciation sont à considérer dans le cadre d’une stratégie de marketing pays.
Notre culture, notre histoire, notre musique et ce que nous sommes comme peuple sont tous des attributs sur lesquels on peut compter pour vendre Haïti à l’international. La culture est un produit pour vendre d’autres produits dont le tourisme et des produits d’exportation.
Demandez aux attachés culturels des ambassades, ils vous diront. Le poids d’Hollywood n’est pas non plus négligeable dans la mondialisation de l’ « american way of life » et la conquête des marchés étrangers par les grandes marques américaines de produits et d’entreprises.
La différence en marketing est un atout et se vend bien. Si l’ensemble select du roi Coupé Cloué a pu conquérir l’Afrique en proposant un compas singulier et unique, pourquoi devrait-on craindre d’être différent?
Vendons notre différence !!!
Des musiciens et des mélomanes des générations 70-80 reprochent aux groupes haïtiens compas contemporains de manquer d’identité et de différenciation musicale. Il est clair qu’avec la prolifération d’artistes, la question est peut-être plus complexe. Mais elle reste cependant d’actualité.
Dans un texte, « comment se démarquer dans l’industrie musicale et sortir du lot? » publié sur le site marketingmusical.fr, l’équipe de rédaction estime qu’avec l’arrivée des plateformes de streaming et la consommation en masse de la musique, la différenciation devient une tâche plus compliquée mais pas impossible. Le conseil de l’article est encore le même : « Rester différent » et pour cela quelques pistes sont proposées.
Alors, vive les différences, vive les différenciations pour un meilleur marketing!